CONVERSATION AVEC CLAIRE PASQUIER,
METTEUSE EN SCÈNE DE FURIEUX
Furieux réunit sur scène des interprètes amateurs et professionnels. Pourquoi ce choix ?
Les personnes en scène sont avant tout des citoyen.ne.s. Qu’ils et elles soient participant.e.s amateurs ou artistes professionnels, iels apportent leur expertise en tant qu’être humain, leur expérience sociale, leur histoire. Furieux est un espace d’expression ouvert à tou.te.s, au service d’un récit collectif porté par celles et ceux qui souhaitent l’habiter. Pour offrir à toutes et tous cet espace scénique qui leur est dédié, un groupe de citoyen.ne.s locaux est constitué à chaque nouvelle étape. Fruit d’un travail de territoire capillaire, le groupe est inter-générationnel, hétérogène, composé de femmes, d’hommes et d’enfants de tous horizons. La participation est gratuite, sans sélection et le groupe est constitué en partenariat avec des structures locales culturelles, sociales, éducatives et de santé afin de réunir des participant.es ayant une pratique amateure ou non, et des personnes ayant des degrés divers de familiarité avec la culture.
La question de la technicité ne se pose pas à titre individuel. Le parcours que nous menons ensemble permet d’arriver à une expression chorale puissante, pétrie des propositions des participant.e.s amateurs comme professionnel.les. Cette notion de proposition scénique en mouvement est fondamentale pour que les interprètes ne se figent pas dans une proposition scénique définitive. Au contraire, iels sont en permanence dans la tension qui régit le jeu collectif : attentifs aux autres, aux règles, à la stratégie, en permanence habité.e.s par l’action de façon très naturelle.
Le savoir-faire et la technique des artistes professionnels ne sont pas au service d’une expression personnelle, mais se veulent le support et le tremplin d’une expression collective. Il s’agit donc de constituer un écrin musical, visuel et dramaturgique, pour mettre en valeur le groupe, choralement comme individuellement. Une architecture solide et la présence des professionnel.les permet également de laisser plus de place à des zones liquides, et de partager le risque d’improviser sans qu’une pression ne s’exerce sur les participant.es.
Le groupe est donc différent à chaque lieu de représentation…
Furieux est une œuvre en constante mutation. A l’image de Dionysos, elle est toujours en transformation, en perpétuelle interaction avec l’énergie des corps en présence. Furieux est donc à chaque fois différent et singulier, basé sur les spécificités de chaque groupe. Le rituel Furieux garde la trace des interventions précédentes et se gorge des propositions du groupe en présence. Chaque Furieux s’écrit et se vit à partir de sa version précédente. Le groupe s’approprie ensuite le projet pour le re-créer : le matériel glané est repris, augmenté, co-créé et incarné par les nouveaux participants. Le processus compositionnel et le processus de mise en scène sont ainsi perpétuellement en mouvement. Le caractère universel du mythe dont il se nourrit lui assure un écho en chacun d’entre nous, sur scène comme dans le public.
Comment travaillez-vous avec les habitants?
L’architecture est conçue comme un canva de la commedia dell’arte. Cette structure dramaturgique fixe est partagée avec les participants. Elle est composée d’un prélude, d’une ouverture, de six chants et d’un final. Dans chaque section, on explore un univers sonore et visuel et on fixe des règles de jeu qui mettent en scène des mécanismes de groupe spécifiques : regroupement, exclusion, dévotion, auto-organisation, homogénéisation, représentation….
Chaque section est une partie de jeu, à la fois jeu de plateau, sport collectif et jam session, jouée devant le public. Chaque Furieux est un jeu différent qui repose sur les singularités des individus au plateau et sur les inattendus de la partie en cours. Cette approche permet de se situer à un endroit à la fois pérenne et vivant.
Un parcours de création de deux semaines et partagé avec chaque groupe avec lequel nous re-créons Furieux. La mise en scène et la composition sont le support d’un travail technique, tactique et ludique avec le groupe. Un grand travail d’écoute, d’accompagnement de la pratique amateur et de cohésion de groupe se déploie jour après jour. Chaque exercice, chaque échauffement, chaque jeu d’apprentissage est le socle d’une section, sans distinction claire entre travail préparatoire et travail de création, dans un glissement fluide vers la proposition spectatorielle.
Au-delà des temps de création au plateau, nous visitons des lieux culturels, assistons à des spectacles, échangeons avec des artistes afin que les participants puissent nouer des liens pérennes avec les lieux culturels. L’enjeu de ces visites est également de constituer un imaginaire commun qui nous servira de socle, de terreau dans lequel planter Furieux.
Pour les participants, il ne s’agit pas seulement de chanter…
Le caractère pluridisciplinaire de Furieux offre plusieurs portes d’entrée aux participant.e.s : certains s’emparent de l’œuvre à travers le corps, certains à travers la voix, certains par les mots, d’autres le vivent à travers l’énergie du groupe… Tou.te.s les performeur.se.s sont en scène du début à la fin de l’opéra. Comme dans la vie, il y a des situations et des langages avec lesquelles on est plus ou moins à l’aise. Durant toute cette épopée, chaque individu développe une stratégie pour habiter le plateau, parfois en première ligne, parfois en retrait, parfois à titre personnel, parfois choralement. Chaque personne crée ses interactions avec les autres, et élabore une connexion entre son identité propre et l’identité collective du groupe qui se dessine peu à peu.
L’adresse au public est elle aussi plurielle, offrant différents niveaux de lecture et développant la proposition scénique à travers desoutils chorégraphiques, musicaux et scénographiques embrassant le concept wagnérien d’œuvre d’art totale.
Pourquoi faire appel au mythe de Dionysos ?
Faire appel à un mythe permet de mobiliser à la fois un bagage culturel commun et de grands thèmes universels qui traversent personnellement le parcours de chacun. Il permet de faire dialoguer les récits individuels au sein d’une grande épopée chorale. Dionysos est l’étranger. Non seulement iel incarne l’errance, mais aussi une nature fluide. Son parcours semble déjouer toute tentative de définition. A la fois divin.e et humain.e, ni homme ni femme, iel n’appartient à aucune terre, pourtant quand iel arrive, iel est épidémique. C’est précisément ce caractère à la fois insaisissable et incontrôlable qui le rend dangereux aux yeux de certain.e.s, qui motive son rejet pour restaurer à la fois le calme, les règles, les marqueurs, les repères, les cadres, les frontières et les protocoles…
Pourtant, Dionysos est ce grain de folie qui sommeille en nous, qui n’attend qu’une étincelle pour flamber. C’est la pensée divergente, c’est imaginer plusieurs solutions à un problème, et c’est oser affirmer que des chemins de traverse sont là, à portée de main. En cela Dionysos incarne à la fois cette tension qui travaille en nous, mais aussi les phénomènes de masse et toutes les manifestations de la puissance.
Cela nous mène à la mania, cette fièvre que déchaîne Dionysos : le magnétique et l’onirique. Cette décharge émotionnelle qui nous relie lorsque nous formons une masse et qui nous pousse à adopter un comportement différent, à lâcher prise, à nous lover dans les corps, à prendre la parole. Cet état d’exaltation, où rêve et réalité s’interpénètrent. Est-ce illusion ou clairvoyance? Chaos ou libération? Perdition ou courage?
Dionysos est aussi l’égorgé. L’écorchée vive. Le mutilé. Non seulement iel est blessé, mais ses cordes vocales tranchées ne lui permettent pas d’exprimer sa colère. Sa peur ne lui permet pas de nouer de lien. Iel a des choses à dire, à dénoncer, besoin de s’apaiser. Iel veut qu’on lui rende justice, que la vérité éclate et soit reconnue, exige réparation. Mais sans les codes et l’espace d’expression pour cela, la colère gronde, la vengeance s’ourdit. Dionysos, pour soi et pour tou.te.s les autres, non content de réveiller ce besoin d’expression hirsute, lui offre aussi un cadre : iel invente le théâtre. Iel crée donc un groupe et lui offre un rituel d’expression à travers la représentation. Quel meilleur compagnon pour ce premier projet du Collectif meute ?